M. Castel, selon vous le travail social “classique” aurait fonctionné comme un auxiliaire d’intégration de l’Etat (…), n’est-ce pas réducteur ?
Il s’agit d’une dynamique commune : Etat social et travail social sont corrélés.
- Pendant les 30 glorieuses, les deux étaient en expansion.
- Développement d’une politique d’aide et affirmation du rôle de contrôle : le travail social est une « structure intermédiaire » de mise en œuvre. Auxiliaire de l’Etat providence du social à travers des interventions individuelles (époque de la clinique), ce qui est paradoxal.
Manuel Boucher
- Cette vision « fonctionnaliste » ne me convient pas vraiment ;
- en ramenant le travail social à cette fonction d’auxiliaire on « se place du côté du système » ;
- mais il y a les « acteurs » aussi, avec leur ambivalence et leur réactivité.
Après la seconde guerre, ils « se sont définis aussi comme des émancipateurs »
- Je dirais avec François Dubet que le travail social est une articulation « de logiques en tension :
- celle d’une activité de contrôle,
- d’une activité de service
- et d’une relation singulière »
Robert Castel
- « Je me méfie de ce mot acteur ».
- Je pense que « le mandat principal dévolu au travail social a été de réduire l’écart qui sépare certaines populations d’une dynamique de progrès social »
- Bien sûr l’investissement des professionnels est plus complexe et non réductible à une fonction de contrôle.
M. Castel, selon vous, les difficultés du travail sociale serait liées à la remise en question du modèle d’intégration…
Au début des années 70, il y avait correspondance entre le travail social et un modèle passant par des collectifs stables et des régulations (droit du travail, protection sociale…).
- Mais l’intégration est de plus en plus difficile : monde du travail devenu incertain, école, …
- Sont arrivés des « publics dont le déficit d’intégration tient moins à une déficience qu’à un ensemble d’obstacles qui les empêchent d’avoir une place reconnue »
- Alors dans les années 80, on recompose les interventions : insertion, territorialisation… et apparaissent chefs de projet ou médiateurs.
- Ces réponses « interrogent les finalités du travail social » : on s’occupe toujours des individus mais en échouant « le plus souvent à en faire des membres à part entière de la société »
Manuel Boucher
- Cette recomposition hiérarchise les professions.
- Handicap, protection enfance et familles… pour « diplômés canoniques » et politiques sociales fondées sur les valeurs républicaines solidaristes.
- Et puis médiation sociale urbaine, insertion… avec recrutement fondé sur l’expérience plutôt que sur diplôme et politiques hétérogènes et pragmatiques pour maintenir la paix sociale.
- Alors auxiliaire d’intégration ? je dirais plutôt « auxiliaire de pacification sociale »
- Multitude d’acteurs coordonnés (politique ville…) pour « neutraliser les capacités de nuisance » de certaines catégories
- et « cette dérive sécuritaire touche aussi les travailleurs sociaux classiques, inscrits de plus en plus dans des dispositifs politico-institutionnels partenariaux »
M. Castel, êtes-vous d’accord avec cette idée d’évolution vers la pacification sociale ?
Elle m’apparaît comme une modernisation de la thématique du contrôle social.
- C’est une dimension importante : en mission locale on voit par ex. que les conseillers sont là aussi pour « calmer les jeunes » : leur faire accepter que leurs chances d’insertion pro sont réduites…
- Mais le travail social ne s’y réduit pas ; la majorité des travailleurs sociaux veulent toujours intégrer
Manuel Boucher
- Les intervenants mettent en avant la relation d’aide mais « sont pris dans des logiques qu’il ne maitrisent plus » (AS par ex)
Vous reprochiez tout à l’heure à M. Castel de se placer du côté du système. Vous faites pourtant de même en analysant le travail social comme un auxiliaire de pacification….
Manuel Boucher
- Oui, « dans une société plus sécuritaire que solidaire, l’intervention sociale tend à être instrumentalisée pour pacifier des territoires et maintenir les inégalités »
- Mais sur le terrain des « petites mains » (animateurs…) régulent en développant des interactions avec les jeunes « basées sur le respect et la reconnaissance réciproque » et grâce à eux les « zones sensibles n’explosent pas tous les jours ».
On parle beaucoup de responsabilisation des usagers. Est-ce vraiment une avancée ?
Robert Castel
- Participe de l’inscription dans des politiques d’inspiration libérale.
- Ce peut être une bonne chose (prendre en compte la singularité des publics) mais c’est très ambigu et peut aboutir à « trop exiger de personnes fragiles », avec culpabilisation à la clé.
- « Cette logique du donnant-donnant introduit une logique marchande dans ce qui était une relation de service public et relevait du droit ».
- « Je pense que les interventions sociales doivent se faire (…) comme l’exercice d’un droit. Un droit ne se négocie pas, il est inconditionnel »
Manuel Boucher
- D’accord sur les effets pervers de la responsabilisation.
- Dans certains quartiers on demande aux gens de « participer », se constituer en groupes pour dénoncer des comportements de leurs voisins…
- « Des intervenants sociaux (…) peuvent être amenés à confondre la coproduction de la sécurité et la coproduction de la solidarité ».
- Or il y a des modes d’organisation propres à ces territoires : « les éducateurs de prévention spécialisée ont l’habitude de travailler à partir des ressources de leur public » par exemple.
Le travail social est aujourd’hui confronté à la « question ethnique ». Pourquoi les professionnels sont-ils si démunis ?
Robert Castel
- Question explosive parce qu’elle associe deux types de facteurs : la question sociale est aggravée par des discriminations liées à l’appartenance ethnique (héritage colonial)
- On assiste à une « racialisation » de la question sociale
Manuel Boucher
- Et « l’espace du travail social est lui-même producteur de discrimination ethnoraciale »
ex. CEF où l’on recrute des intervenants, non sur leur qualification, mais parce qu’ils sont d’origine étrangère…. « pour servir la contention de populations d’origine étrangère ». - Cercle vicieux qui renforcera les frontières ethnoculturelles, sauf à être contrebalancé par un accès à la qualification
M. Castel, dans votre ouvrage « La discrimination négative », vous défendiez l’idée qu’il fallait assouplir le modèle républicain. Les mesures de discrimination positive sont donc insuffisantes ?
Celles de la politique de la ville sont défendables, qui ciblent des territoires (différent des quotas US)
- Mais peuvent être stigmatisantes dans la durée et pas suffisantes pour résoudre la question des jeunes des banlieues « issues de l’immigration » : on leur dit qu’ils sont citoyens français en les renvoyant à leurs origines ethniques : discrimination négative.
- Entraîne le « retournement du stigmate (…) ils affirment la fierté de leur race, quitte à brûler des voitures »
- « Impasse liée à l’application rigide de notre modèle républicain, qui exclut toute différence » (fantasme du communautarisme)
Manuel Boucher
- Il y a des « forces mortifères » parfois dans les quartiers ;
- il y a aussi des transformations : lois de lutte contre les discriminations, HALDE, ACSE…
- et enfin des enjeux sous-jacents et des instrumentalisations sur ces questions.
- « Le problème n’est pas de savoir s’il faut assouplir ou non le modèle républicain mais d’agir avant tout sur la question sociale » : et ne pas masquer les inégalités sous une politique de la diversité.
Robert Castel
- Je regrette d’avoir « sous-estimé la question de la discrimination ethnique » ;
- je défends le modèle républicain mais il faudrait « donner une place à des personnes qui continuent à affirmer une fidélité à certaines traditions et valeurs »
- Sans sous-estimer l’importance de la question sociale que je souligne depuis 20 ans.