Débat entre Ropert Castel et Manuel Boucher : le travail social au risque de la pacification sociale ?

09 631 –ASH–09/10/09 p. 36-40
:) :)
5 pages très denses : que voulez-vous que l’on vous dise ? Lisez-les !!

M. Castel, selon vous le travail social “classique” aurait fonctionné comme un auxiliaire d’intégration de l’Etat (…), n’est-ce pas réducteur ?

- Il s’agit d’une dynamique commune : Etat social et travail social sont corrélés.

  • Pendant les 30 glorieuses, les deux étaient en expansion.
  • Développement d’une politique d’aide et affirmation du rôle de contrôle : le travail social est une « structure intermédiaire » de mise en œuvre. Auxiliaire de l’Etat providence du social à travers des interventions individuelles (époque de la clinique), ce qui est paradoxal.

-  Manuel Boucher

  • Cette vision « fonctionnaliste » ne me convient pas vraiment ;
  • en ramenant le travail social à cette fonction d’auxiliaire on « se place du côté du système » ;
  • mais il y a les « acteurs » aussi, avec leur ambivalence et leur réactivité.
    Après la seconde guerre, ils « se sont définis aussi comme des émancipateurs »
  • Je dirais avec François Dubet que le travail social est une articulation « de logiques en tension :
    • celle d’une activité de contrôle,
    • d’une activité de service
    • et d’une relation singulière »

-  Robert Castel

  • « Je me méfie de ce mot acteur ».
  • Je pense que «  le mandat principal dévolu au travail social a été de réduire l’écart qui sépare certaines populations d’une dynamique de progrès social »
  • Bien sûr l’investissement des professionnels est plus complexe et non réductible à une fonction de contrôle.

M. Castel, selon vous, les difficultés du travail sociale serait liées à la remise en question du modèle d’intégration…

- Au début des années 70, il y avait correspondance entre le travail social et un modèle passant par des collectifs stables et des régulations (droit du travail, protection sociale…).

  • Mais l’intégration est de plus en plus difficile : monde du travail devenu incertain, école, …
  • Sont arrivés des « publics dont le déficit d’intégration tient moins à une déficience qu’à un ensemble d’obstacles qui les empêchent d’avoir une place reconnue »
  • Alors dans les années 80, on recompose les interventions : insertion, territorialisation… et apparaissent chefs de projet ou médiateurs.
  • Ces réponses « interrogent les finalités du travail social » : on s’occupe toujours des individus mais en échouant « le plus souvent à en faire des membres à part entière de la société »

-  Manuel Boucher

  • Cette recomposition hiérarchise les professions.
  1. Handicap, protection enfance et familles… pour « diplômés canoniques » et politiques sociales fondées sur les valeurs républicaines solidaristes.
  2. Et puis médiation sociale urbaine, insertion… avec recrutement fondé sur l’expérience plutôt que sur diplôme et politiques hétérogènes et pragmatiques pour maintenir la paix sociale.
  • Alors auxiliaire d’intégration ? je dirais plutôt « auxiliaire de pacification sociale »
  • Multitude d’acteurs coordonnés (politique ville…) pour « neutraliser les capacités de nuisance » de certaines catégories
  • et « cette dérive sécuritaire touche aussi les travailleurs sociaux classiques, inscrits de plus en plus dans des dispositifs politico-institutionnels partenariaux »

M. Castel, êtes-vous d’accord avec cette idée d’évolution vers la pacification sociale ?

- Elle m’apparaît comme une modernisation de la thématique du contrôle social.

  • C’est une dimension importante : en mission locale on voit par ex. que les conseillers sont là aussi pour « calmer les jeunes » : leur faire accepter que leurs chances d’insertion pro sont réduites…
  • Mais le travail social ne s’y réduit pas ; la majorité des travailleurs sociaux veulent toujours intégrer

-  Manuel Boucher

  • Les intervenants mettent en avant la relation d’aide mais « sont pris dans des logiques qu’il ne maitrisent plus » (AS par ex)

Vous reprochiez tout à l’heure à M. Castel de se placer du côté du système. Vous faites pourtant de même en analysant le travail social comme un auxiliaire de pacification….

-  Manuel Boucher

  • Oui, « dans une société plus sécuritaire que solidaire, l’intervention sociale tend à être instrumentalisée pour pacifier des territoires et maintenir les inégalités »
  • Mais sur le terrain des « petites mains » (animateurs…) régulent en développant des interactions avec les jeunes « basées sur le respect et la reconnaissance réciproque » et grâce à eux les « zones sensibles n’explosent pas tous les jours ».

On parle beaucoup de responsabilisation des usagers. Est-ce vraiment une avancée ?

-  Robert Castel

  • Participe de l’inscription dans des politiques d’inspiration libérale.
  • Ce peut être une bonne chose (prendre en compte la singularité des publics) mais c’est très ambigu et peut aboutir à « trop exiger de personnes fragiles », avec culpabilisation à la clé.
  • « Cette logique du donnant-donnant introduit une logique marchande dans ce qui était une relation de service public et relevait du droit ».
  • « Je pense que les interventions sociales doivent se faire (…) comme l’exercice d’un droit. Un droit ne se négocie pas, il est inconditionnel »

-  Manuel Boucher

  • D’accord sur les effets pervers de la responsabilisation.
  • Dans certains quartiers on demande aux gens de « participer », se constituer en groupes pour dénoncer des comportements de leurs voisins…
  • « Des intervenants sociaux (…) peuvent être amenés à confondre la coproduction de la sécurité et la coproduction de la solidarité ».
  • Or il y a des modes d’organisation propres à ces territoires : « les éducateurs de prévention spécialisée ont l’habitude de travailler à partir des ressources de leur public » par exemple.

Le travail social est aujourd’hui confronté à la « question ethnique ». Pourquoi les professionnels sont-ils si démunis ?

-  Robert Castel

  • Question explosive parce qu’elle associe deux types de facteurs : la question sociale est aggravée par des discriminations liées à l’appartenance ethnique (héritage colonial)
  • On assiste à une « racialisation » de la question sociale

-  Manuel Boucher

  • Et « l’espace du travail social est lui-même producteur de discrimination ethnoraciale »
    ex. CEF où l’on recrute des intervenants, non sur leur qualification, mais parce qu’ils sont d’origine étrangère…. « pour servir la contention de populations d’origine étrangère ».
  • Cercle vicieux qui renforcera les frontières ethnoculturelles, sauf à être contrebalancé par un accès à la qualification

M. Castel, dans votre ouvrage « La discrimination négative », vous défendiez l’idée qu’il fallait assouplir le modèle républicain. Les mesures de discrimination positive sont donc insuffisantes ?

- Celles de la politique de la ville sont défendables, qui ciblent des territoires (différent des quotas US)

  • Mais peuvent être stigmatisantes dans la durée et pas suffisantes pour résoudre la question des jeunes des banlieues « issues de l’immigration » : on leur dit qu’ils sont citoyens français en les renvoyant à leurs origines ethniques : discrimination négative.
  • Entraîne le « retournement du stigmate (…) ils affirment la fierté de leur race, quitte à brûler des voitures »
  • «  Impasse liée à l’application rigide de notre modèle républicain, qui exclut toute différence » (fantasme du communautarisme)

-  Manuel Boucher

  • Il y a des « forces mortifères » parfois dans les quartiers ;
  • il y a aussi des transformations : lois de lutte contre les discriminations, HALDE, ACSE…
  • et enfin des enjeux sous-jacents et des instrumentalisations sur ces questions.
  • « Le problème n’est pas de savoir s’il faut assouplir ou non le modèle républicain mais d’agir avant tout sur la question sociale » : et ne pas masquer les inégalités sous une politique de la diversité.

-  Robert Castel

  • Je regrette d’avoir « sous-estimé la question de la discrimination ethnique » ;
  • je défends le modèle républicain mais il faudrait « donner une place à des personnes qui continuent à affirmer une fidélité à certaines traditions et valeurs »
  • Sans sous-estimer l’importance de la question sociale que je souligne depuis 20 ans.

- Une bibliographie de Robert Castel aux Éditions de Minuit

- Une bibliographie de Manuel Boucher chez L’Harmattan